Textes


Couleurs et mue

par Annabelle Gugnon, 2022

« […] Les seins comme le sexe, les jambes comme les bras, la respiration, le cœur, les tempes, les tempes comme le temps. »

Marguerite Duras, « La Maladie de la mort », éditions de Minuit, 1983

« Pourquoi ce chemin plutôt que cet autre ? Où mène-t-il pour nous solliciter si fort ? »(1) Sans rien en savoir, Sarah Jérôme s’est mise à nue vers ailleurs. Elle est entrée dans la couleur et a trouvé la forêt. Une forêt d’incendie, de couchant, de lumières exaltées, d’orientations entrechoquées. Femme parmi les arbres, elle est de sève et de sang, elle est de cernes et de dermes, elle est de feuilles et de mues, elle est de saisons et de métamorphoses. Elle peint cela à l’huile sur ce papier calque qui résiste à la peinture. Un papier de glace dont la surface s’apparente à une peau, protège la vérité des histoires, trouble les visions pour inviter à s’approcher. Plus près ; encore plus près de la brisure et de la fragilité. Encore plus près du seuil de l’invisible. Là est la peinture : « Je fouille dans la matière pour chercher l’histoire. Je fouille comme dans une archéologie. Les couleurs sont des sensations, elles dictent mes choix » (2), dit-elle. Ses couleurs dissolvent les drames intimes en les menant vers des œuvres extimes. Où chacun se trouve. Toi, elle, lui, les autres, moi… Sarah Jérôme surprend nos expériences en les éclairant à cru, sur un cheval sauvage, regardant dans les yeux la férocité des étoiles et les arguments de la lune. La peintre ne reste pas à la lisière du mystère, elle entre dans les bois que les Anciens appelaient « silvaticus » qui nous a donné le mot « sauvage », des bois sans loi ni foyer(3). Où habitent les faunes, les nymphes, les sorcières, les naïades, où les arbres sont des médiateurs entre l’humain et le sacré. Où la plasticienne Berlinde De Bruyckere hisse un cheval blanc à la cime d’un pin sylvestre (« K27 », 2000). Ici, l’appel sera entendu. C’est là aussi, entre les hêtres rouges, que le nabi Paul Sérusier fait avancer les mélusines de son « Incantation » (1891). Et que les propos d’André Derain sur les débuts du fauvisme peuvent trouver un écho violent : « Les couleurs devenaient des cartouches de dynamite. Elles devaient décharger de la lumière. »(4)

Mais avant, et comme toujours, au départ, il y a l’amour. Pour toi, elle, lui, les autres, moi… Puis une dernière étreinte (« The Last Embrace », 2022). Un ultime accord de corps mêlés. Corps sans horizon. Et le désespoir se concentre dans les mains où affluent les souvenirs et les mots. Main tendue, demandée, offerte, main du toucher infini, main de la caresse, entre tes mains, main gauche et annulaire de la vena amoris, cette veine que les Antiques croyaient directement reliée au cœur. Mains travailleuses en céramique vermillon (« At Work », 2021). Puis les mains meurtries. Effusions rouge sang certes, mais aussi effusions de taches de couleurs dont Sarah Jérôme parsème parfois ses œuvres (« Collision », 2017 et 2018. « The Last Embrace V », 2022). « Elles sont des sources. Elles sont luminescentes, gourmandes, acidulées. De nouvelles images sortiront de ces taches », dit-elle. Prémices amies, ces couleurs sont encore terrées dans la palette incarnat, pourpre, zinzolin de « Où subsiste encore ton écho » (2022). Comme les photogrammes d’un seul film, ces peintures cartographient les empreintes fantômes du corps de l’autre, devenues des mains carapaces et des ombres portées, avec quelques touches nacrées.

Ces empreintes sont d’autant plus expressives que la plasticienne a aiguisé et affiné ses perceptions physiques par des années de danse classique au Conservatoire. Aussi fait-elle corps avec sa peinture : « Je sens dans mon corps ce que je dessine », dit-elle. Involontairement chorégraphique, sa gestuelle de travail est produite par l’inconfort des mouvements en quête de l’image à naître. Elle fuit la virtuosité du dessin, veut engager l’émotion et les bouleversements. Son travail est concentré comme une consolation butô, une contorsion onirique de Seoljin Kim pour la compagnie Peeping Tom, une action anodine mais répétée du Tanztheater de Pina Bausch, auquel elle a d’ailleurs consacré une série de peintures (« Fugue », « Solace », 2018).

Le corps s’engage dans une course effrénée pour atteindre à la lumière. Ici, le dos propulse vers l’urgence, contrairement à de nombreuses peintures où, dans l’histoire de l’art, le dos des femmes est statique (« Nu bleu » de Picasso, 1902 ; « Femme à sa toilette » de Bonnard, 1919 ; « La Baigneuse », Ingres, 1808, …) Il faut dire qu’ici la forêt est l’espace-temps d’une métamorphose vitale. Le mouvement du dos décrit une fuite, un rythme, un temps-peau où s’opère la mue vers « L’Éveil » (2022). Le futur antérieur s’impose comme seule issue. Temps topographique, il est un avenir qui s’est enrichi du passé. Prises dans le mouvement de la course, les omoplates de la femme semblent devenir deux ailes. Il y a l’éveil, il y aura l’envol. Persée a eu raison de Méduse sans jamais la regarder sinon dans le reflet du miroir, comme l’a sculpté Camille Claudel dans son marbre « Persée et la Gorgone » (1902). Dans la mythologie, il est dit que du sang de Méduse, de la lourdeur, est né Pégase le cheval ailé, la légèreté. Ici, la douleur a intensifié la couleur, l’a même éclairée. Et « Lux Æterna » propage ses lumières vers d’autres « Sisters » (2021). Elles savent les histoires écrites depuis les landes des « Hauts de Hurle-vent »(5) jusqu’à l’embarcadère sur le Mékong dans la limousine noire de « l’Amant »(6)…

Parfois Sarah Jérôme modèle les visages, les disloque, les cuit, en fait des céramiques, les cire. Une part de tête à côté du corps. Un corps plus loin que la tête. Ces physiques décortiqués, baroques, aux prises avec un sacrifice et un rite de passage se retrouvent au cœur de « Montagnes », une dramaturgie contemporaine qui sera créée avec Ruppert Pupkin en 2023 au centre dramatique national d’Alsace, la Comédie de Colmar. Deux visages pour un même corps de femme, entre sublime et grand-guignolesque, entre influences et inconscients, il s’agit d’un désordre mené comme un rituel de renaissance.

La mue, la renaissance sont le cœur battant de tout l’œuvre de Sarah Jérôme. C’est son éthique de l’existence : une boussole toujours active, guidée par le désir de rester en alerte, bien vivante. Pour cela, en effet, il faut du cœur (qui est le noyau étymologique du mot « courage ») car comme l’a écrit le psychanalyste Jacques Lacan : « C’est qu’à une vérité nouvelle, on ne peut se contenter de faire sa place, car c’est de prendre notre place en elle qu’il s’agit. Elle exige qu’on se dérange. On ne saurait parvenir à s’y habituer seulement. On s’habitue au réel. La vérité on la refoule. »(7) Les œuvres de Sarah Jérôme manifestent ce désir téméraire de ça-voir, ce désir d’en savoir plus sur notre humanité commune. Nous tous, marchant sur des rives mouvantes qu’il nous faut sans cesse redessiner et reconquérir (« Sanctum », 2022).

  1. René Char, « De moment en moment », in « Fureur et Mystère », éd. Gallimard, 1967

  2. Pour toutes citations, propos recueillis par l’auteure les 29 mars et 5 avril 2022, à Montreuil

  3. Martine Chalvet, « Une histoire de la forêt », éditions du Seuil, 2011

  4. Cécile Debray, « Le Fauvisme », éditions du Centre Pompidou, 2013

  5. Emily Brontë, « Les Hauts de Hurle-vent », Le Livre de Poche, 1974

  6. Marguerite Duras, « L’Amant », éditions de Minuit, 1984

  7. Jacques Lacan, « Écrits », éditions du Seuil, 1966

Critique d'art et psychanaliste, Annabelle Gugnon a longtemps travaillé pour Beaux Arts Magazine et artpress. Elle a contribué à de nombreux catalogues d'expositions et a animé des cycles de débats à l'espace culturel Louis Vuitton.


Le chemin obscur et la lumière éternelle

par Richard Leydier, 2022

Les nouvelles œuvres de Sarah Jérôme, céramiques et peintures, témoignent d’une nette évolution. On y retrouve certes quelques motifs familiers, actifs dans des œuvres plus anciennes, par exemple l’idée de fragments corporels, réassemblés dans Surrender (2016) en une armure désossée, ou la violence contenue à l’œuvre dans Solace (2019), corps démembré, désarticulé comme un pantin manipulé. Leur répondent, comme un écho lointain, la figure morcelée de Where Are You? et les gants rouges d’At Work. Mais la rétine imprime surtout durablement la tête féminine de Blanditia, si féminine et poétique, alors qu’une plante pousse à l’intérieur de son crâne, en lieu et place de son cerveau.

Pour ce qui est des peintures, on retiendra la force des Sisters et la couleur rouge, sanguine, qui les caractérise. Les hommes étaient autrefois peu présents ; il y en a un, de dos et anonyme, acteur d’une étreinte dans la série The Last Embrace. Il semble symboliser plus l’amour inconditionnel et la nécessité du sentiment amoureux qu’une personne en particulier. Dans les peintures d’Où subsiste encore ton écho, cet homme est réduit à une main posée sur le sein de la femme, et là, il est une figure ambigüe, à la fois amoureux et élément perturbateur, comme les hommes harcelant la danseuse de Pina Bausch qui inspira la figure inexpressive de Solace. Et puis il y a les œuvres de la série L’Éveil. Soit une figure féminine, nue, qui se tient à l’orée d’un bois. Elle semble hésiter à s’y aventurer. La forêt, univers inquiétant, qui signifie l’inconnu, s’est substituée aux femmes montagnes.

Devant ce corps qui se tient sur un seuil, je ne puis m’empêcher de songer aux premières phrases de la Divine comédie de Dante : « Au milieu du chemin de notre vie, ayant quitté le chemin droit, je me trouvai dans une forêt obscure. Ah ! qu’il serait dur de dire combien cette forêt était sauvage, épaisse et âpre, la pensée seule en renouvelle la peur, elle était si amère, que guère plus ne l ’est la mort ; mais pour parler du bien que j’y trouvai, je dirai les autres choses qui m’y apparurent ». Puis le narrateur descend peu à peu aux Enfers. Sarah Jérôme nous invite à franchir avec elle le rideau d’arbres. À nous engager sur le chemin obscur du milieu de la vie, cet équinoxe de l’existence, ce point de basculement, mais sous les spotlights d’une lumière éternelle. C’est une manière de saut dans le vide. En pleine conscience. En pleine lumière. Alors sautons.

Richard Leydier est critique d’art et commissaire d’expositions. Il a notamment publié Jean Messagier (éditions Cercle d’art, Paris, 2007) et D’art press à Catherine M., avec Catherine Millet (éd. Gallimard, Paris, 2011). Il a aussi organisé, entre autres, Visions, peinture en France, dans le cadre de la première Force de l’art (Grand Palais, 2006), Robert combas, Greatest Hits, rétrospective au musée d’art contemporain de lyon (2012), et la Dernière vague, surf, skate et custom culture dans l’art contemporain, dans le cadre de Marseille/Provence 2013, capitale européenne de la culture (la Friche Belle de Mai, 2013, Marseille). Enfin, il fut le commissaire de la 7e biennale internationale d’art d’Anglet, Chambres d’Amour (Anglet, 2018)


Entretien

avec Amélie Adamo, 2019

  • Quand et comment s’origine ton rapport à l’acte de création ?

J’ai toujours eu besoin de toucher, de faire moi-même, de fabriquer. J’envisage la création comme un acte quotidien. Faire une pâte à la cuisine, l’étirer comme on étire le corps, est pour moi presque similaire au travail de la terre ou de la peinture à l’atelier. Dans l’acte de créer, le rapport au toucher est fondamental, la relation à la peau, aux muscles, ce qui rejoint aussi l’univers de la danse, qui est aux fondements de mon expérience de l’art, un peu comme le travail de la fibre musculaire. C’est primitif, primordial. 

  • Quels ont été tes premiers liens avec le « monde de l’art » ?

Ma grand-mère avait un atelier à Paris, en face de ceux de Germaine Richier dans le 14ème arrondissement. Elle s’est mise à la sculpture à l’âge de soixante ans. Je ne l’ai pas connue mais j’ai été marquée dans son atelier, quand j’étais enfant, par les immenses sculptures qu’elle avait faites. La mythologie autour d’elle m’a longtemps fascinée car elle est morte comme pétrifiée à la suite d’une paralysie, et je l’ai imaginée muée elle-même en sculpture. Je réalise aujourd’hui que cela a d’ailleurs eu des résonances dans mon propre travail, comme tout ce qui renvoie à la fossilisation du corps.

  • Et plus tard, quels ont été les artistes qui t’ont le plus marquée ?

Spontanément, je pense à quatre artistes. Pina Bausch, qui a grandi dans le bistrot familial où elle restait des heures sous la table à observer les clients. Giuseppe Penone, qui vivait à la campagne et passait le plus clair de son temps dans la forêt. Louise Bourgeois, dont les parents étaient restaurateurs de tapisseries anciennes ou encore Berlinde de Bruyckere, fille de bouchers et de chasseurs. En fait, je réalise que les artistes qui m’interpellent particulièrement sont ceux dont le travail à l’origine a affaire avec quelque chose qui est de l’ordre de l’artisanat, d’un métier très concret, d’une réalité à la fois environnementale, évidente, naturelle et manuelle. Je peux aussi être touchée par les artistes de la sensation, un Anselm Kiefer, un Cy Twombly ou un Mark Rothko dont le travail induit une relation très physique ; ou bien ceux de la couleur, comme les nabis ou les symbolistes. Une artiste comme Camille Claudel a pu me fasciner par ce qu’elle raconte et sa capacité à trouver « des gens à l’intérieur du gros caillou blanc» (pour reprendre la très belle phrase de l’enfant dans le film de Bruno Nuytten). Toutes ces expériences sont liées à une réalité très concrète et fondamentale. 

  • Peux-tu revenir sur ton rapport à la danse qui trouve des résonances importantes dans ta pratique formelle ?

J’ai d’abord découvert l’art à travers la danse. Pina Bausch m’a beaucoup marquée. Plus tard, Sasha Waltz, Dimitris Papaioannou ou Yoann Bourgeois. Il s’agit toujours d’une danse-théâtre très décalée, à la lisière de l’art contemporain. Je suis particulièrement touchée par les chorégraphes qui travaillent autour du corps, non pas dans un simple aspect performatif, mais comme un outil pour raconter quelque chose de notre rapport à la société. La question politique de l’aliénation du corps est très présente dans mon propre travail, la façon dont les rôles sociaux nous figent m’intéresse beaucoup, les histoires de fracture aussi. J’ai d’ailleurs récemment travaillé autour de deux pièces de Pina Bausch, Kontakthof et Nelken, dans lesquelles se posent ces questions de découverte du corps à tous âges et des relations entre les êtres. Ce sont des questionnements universels. Le corps, est la première strate de l’être pensant. Je pense que sur un plan sociétal la raison pour laquelle les humains ont du mal à communiquer et à se comprendre est en partie lié au problème de la traduction et de l’interprétation des mots, selon les cultures, les humeurs, les subjectivités. Mes images interrogent cela en laissant place aux interprétations multiples, le sens n’y est pas figé mais lié à la perception du regardeur. J’aime donc que les images ne soient pas univoques, qu’elles aient plusieurs strates et puissent suggérer des choses ambivalentes, comme par exemple la maman et la putain, la femme montagne enfermée et protégée (dont la forme phallique peut faire penser à une vierge mais aussi à une burqa). Il en est de même avec le corps, vu différemment selon qu’on le regarde de dehors, en restant à la surface de la peau, ou du dedans, en plongeant dans la réalité organique. Et parfois le dedans se retrouve dehors dans mes œuvres.

  • Le rapport à la nature est au cœur de ton travail, d’où te vient cet intérêt ?

C’est vrai que la nature, l’hybride, le végétal sont des éléments très présents dans mon travail. Cela remonte probablement à l’enfance, aux longues promenades en forêt et au fait que mon père m’ait appris à jardiner, à toucher la terre. C’est une personne habitée par la nature, les plantes, l’écologie. Et même si l’art ne l’intéresse pas particulièrement, il est paradoxalement à la fois très loin et très proche de ce monde. 

  • Des éléments qui nous ramènent d’ailleurs aussi à la question du mythe, fondamentale dans certaines de tes séries ?

Oui, l’hybride est comme une extrapolation du corps pour raconter quelque chose de plus symbolique. C’est une manière de créer une tension entre les choses, les êtres, les éléments. Une façon de déployer les formes vers un devenir qui puisse laisser libre cours à l’interprétation. Notre pluralité est symbolisée par ce croisement entre l’humain, l’animal, le végétal. Hybrider permet de matérialiser l’inconscient et ses libres associations. Ce sont toujours des formes de soi-même, fragmentées, translatées, déplacées, comme un puzzle à réagencer à l’infini. Pour moi, le mythe renvoie à l’universel, il traverse le temps. Il est à la fois ancestral et contemporain. C’est ce dont témoignent avec force ses nombreuses réinterprétations dans le théâtre aujourd’hui, une histoire de revisite où les mêmes scénarios se rejouent sans fin. La forme change mais le sujet demeure. Cela me paraît essentiel d’aller convoquer les mythes pour parler de l’actualité, du monde d’aujourd’hui et de ce qui se joue dans les relations entre humains. De l’érotisme à la violence, du désir à la peur : tous les archétypes dans leurs ambivalences y sont posés. 

  • Tu as pratiqué la danse, la comédie, les arts plastiques : qu’est ce qui pour toi relie ou sépare ces formes d’art ? Y-a-t-il à tes yeux une discipline supérieure à une autre ? 

Il n’y a pas une discipline que j’affectionne plus qu’une autre, j’ai l’impression de raconter la même chose quelque soit le médium. Il y a toujours pour moi dans ces formes d’art comme un dialogue entre d’un côté le carcan de la rigueur, de la discipline, du travail, de l’entrainement et de l’autre, une question d’interprétation. Après il y a évidemment un point de différence : en tant que danseuse ou actrice, la personne est au centre mais exprime plutôt les gestes ou les mots d’un(e) autre, alors que dans les arts plastiques, c’est moi qui fabrique mon propre langage et insuffle la forme. 

  • L’utilisation du calque comme support est fondamentale dans ta pratique de la peinture : peux-tu expliquer la spécificité plastique que ce support induit dans ta pratique ?

Le papier calque est mon support de prédilection. Enfant déjà, j’étais fascinée par l’idée de voir sans voir, de discerner quelque chose à travers une surface sans pouvoir la toucher, comme si on distinguait une forme sous la glace. De façon générale, je n’aime pas que l’image s’appréhende de manière trop immédiate et littérale, je préfère qu’elle n’apparaisse que partiellement ou à travers une strate. Le calque est pour moi un matériau très contraignant car il soulève des problématiques de stockage et de séchage. Il y a comme une incommunicabilité entre le papier calque et la peinture à huile, mais cette contrainte m’attire, c’est pour moi un défi. J’aime créer des relations entre des choses qui à priori ne peuvent pas s’entendre. Il y a également dans ce matériau, la question du toucher. La texture du calque est un peu comme une peau fine, un derme mais aussi comme une vitre qui permet une grande fluidité au moment du faire, les gestes glissent. Cette « physicalité » m’invite à un rapport très corporel. Je commence avec beaucoup de matière, dans une grande abstraction et un dynamisme de la gestuelle. Puis il y a un moment où la partition se calme, je rentre alors à l’intérieur de la matière, je fouille dans l’image, un peu comme sur un site archéologique. J’efface pour faire émerger des formes, j’explore la délicatesse et le détail. Il y a toujours plusieurs mouvements, comme dans la danse ou la musique. 

  • Il y a dans cette ambivalence, entre le figé et le mouvement, un écho à ce qui vit et à ce qui meurt : comment perçois-tu cette forme de noirceur dans ton travail ?

Je ne crois pas qu’il y ait de pathos dramatique dans mon travail. Pour moi, la mort fait naturellement partie de la vie. Cette question de la noirceur, qui peut être reliée à des concepts et des référents culturels comme le Symbolisme, renvoie d’abord à des choses naturelles, à une réalité purement concrète, tout simplement. Il y a toujours cette histoire de flux pris au piège, comme un fossile, une cristallisation du mouvement qui reste de l’ordre du vivant. J’en reviens du coup à la question de la nature : une chose meurt tout en étant vouée à renaître. Il n’est pas question de la mort avec un grand M, mais plutôt d’un cycle naturel.

  • Toute cette complexité formelle, faite de tensions, incarne finalement une certaine perception de l’être et du temps ?

Oui, complètement. Notre intériorité est comme un millefeuille, faite de différentes strates, de réalités et d’expériences multiples. L’être est constitué de toutes ces tensions entre le dedans et le dehors, le petit et le grand, le féminin et le masculin, l’aspiration au mouvement et l’immobilité. C’est un perpétuel va et vient. Comme une respiration. Un cœur qui bat. 

Amélie Adamo est docteure en Histoire de l'art, spécialiste des questions de transmission, de temps et de mémoire dans la peinture de la fin du 20e siècle. Parallèlement à son activité de commissaire d’expositions et de critique d'art, elle enseigne l’histoire de l’art contemporain à l’université et dans les écoles d’art.


Du sang et des larmes

par Richard Leydier, 2019 

À bien des égards, il y a quelque chose de la peinture du 19e siècle dans l’art de Sarah Jérôme. Quelque chose de symboliste, de cette frange de l’art qui glissa vers les folies végétales de l’Art nouveau autour de 1890. On y croise quantité de personnages flottant dans des sortes de liquides amniotiques, comme dans la Barque de Dante d’Eugène Delacroix, d’Ophélie noyées ou de Danae recevant une pluie d’or.

Les humeurs jouent un grand rôle dans la peinture de Sarah Jérôme, et il faut envisager ce terme dans toute son ambiguïté, comme elle le fait pour les mots « Fugues », « Clichés » ou « Éclats ». À la fois le genre musical et la fuite, les photographies et les lieux communs, la lumière éblouissante et les fragments dus à une explosion.

Les humeurs, c’est d’abord ce qui s’écoule des corps, ces corps qui sont le plus petit dénominateur commun et le lieu commun et minimal (nous en avons tous un). Urine, sang, sperme, larmes… Lorsque l’artiste cire certaines de ses sculptures en céramique, les fragments de corps paraissent « transpirer » ces liquides corporels, si bien que ce qui était à l’intérieur, invisible, se retrouve à l’extérieur, à la vue de tous, comme dans les fragments d’armure de Surrender, dérisoire paladin suspendu. Il y a ici comme une manière de retournement des formes.

Les humeurs, c’est aussi l’état d’esprit qui émane des œuvres, en l’occurrence une certaine ambivalence. Nous ne pouvons en effet jamais affirmer ce qui s’y passe réellement. La série Solace, par exemple, qui se décline à la fois en peinture, en dessin et en sculpture, s’inspire d’une pièce chorégraphique de Pina Bausch, Kontakthof (créée en 1978). Le tableau intitulé Solace se réfère à la fin de la performance, lorsqu’une nuée d’hommes entreprend le corps désarticulé comme un pantin de la femme à la robe rose, soulevée par deux bras dont le reste du corps demeure invisible. On ne peut déterminer si elle est morte ou juste déconnectée de la réalité, ni si les hommes lui apportent un réconfort, tentent de la réanimer ou la violentent.

Pina Bausch raconte que Kontakthoff évoque en partie ces séances de casting, au début de sa carrière, au cours desquelles elle et ses jeunes consœurs devaient se vendre en quelque sorte à un jury si elles voulaient être sélectionnées pour figurer au générique du prochain spectacle. Sarah Jérôme a toujours dit combien son art était lié à sa pratique ancienne de la danse : « Danseuse durant treize ans, j’ai travaillé mon corps comme on modèle la terre ou comme on taille une pierre pour en arracher une douloureuse beauté. Étirer les tissus musculaires, tordre, maltraiter les pieds jusqu’à en meurtrir la chair. Du travail, il ne faut rien voir, de la souffrance non plus. »

D’où une peinture travaillée comme on prépare un corps au choc de la danse. Un papier calque est posé au sol, l’artiste y déverse de la peinture à l’huile, réputée réfractaire et incompatible avec le calque. Il s’ensuit une sorte de lutte où la matière est poussée dans ses retranchements, jusqu’à devenir une boue, dont va, à un moment, surgir l’image. C’est en fait très violent. Il faut en passer par le dépeçage, l’équarrissage, la réduction en bouillie, et en partie par l’effacement, pour qu’advienne enfin l’image.

Ce corps est démembré, puis recomposé, réassemblé comme celui d’Osiris, à peu près réparé. Il est exponentiel. Il croit à la manière des racines d’un banian ou de palétuviers dans une mangrove, en rizhome : pour paraphraser le philosophe Édouard Glissant, ces racines multiples sont le signe d’une identité complexe. Cela est très sensible dans les dessins de la série des Arbres, où les corps se génèrent les uns les autres. Ce corps chute, comme dans un cauchemar sans fond dans le dessin Darkness, il est affublé d’un encombrant postérieur dans Dolly. Il est enfin bien souvent monstrueux, animal comme dans Centaure… Dans les dessins de la série Underland, monde inversé comme dans un miroir, il n’apparaît souvent plus que par fragments, qui évoquent par ailleurs les sculptures en céramique, quand il ne semble pas colonisé par toutes sortes d’excroissances extra-terrestres ou coralliennes. À la fois le fin fond de l’espace et celui des océans.

Parfois, ce corps est féminin et confine à la souillure, comme dans la sculpture Horny Honey. Il arrive que ces femmes deviennent des montagnes. Regardant leur forme pyramidale, on ne saurait décider : vierge noire ? femme en burqa ? chrysalide de papillon ? Leur robe les abrite et les protège autant qu’elle les emprisonne.

Il est un thème qui revient fréquemment, en particulier dans la série de dessins des Clichés, réalisée à partir de photos de famille, c’est celui de la cécité. Plus encore, dans Rootless (Dénué[e] de racines), toute possibilité d’expression est effacée du visage : plus la possibilité de voir (l’horreur pour un artiste), mais aussi de parler, d’entendre, d’humer ou de gouter.

Il arrive que l’art se fasse plus réaliste chez Sarah Jérôme, notamment devant les séries de dessins des Clichés et Présumés innocents. Dans les premiers, la transparence du calque laisse entrevoir toute l’étrangeté de scènes tronquées qui sont les morceaux d’une histoire familiale. Dans la seconde série, des enfants sont portraiturés, souvent grâce à une commande des parents, mais à chaque fois un élément vient contredire la dimension héroïque du portrait, que la petite fille tienne dans ses bras une poupée effrayante, ou que sa chevelure tressée oblitère son regard (la cécité, encore). Tout ça pour dire que la facture a beau parfois tendre vers le classicisme, il sourd toujours la même inquiétude des œuvres, et le réalisme apparait alors comme une chose que l’artiste entend maîtriser – comme les gammes pour un musicien ou les exercices à la barre pour une danseuse — avant de se lancer dans des représentations plus hasardeuses et expérimentales, en fouillant la peinture à l’huile sur le calque pour en extirper des images.

L’artiste convoque ici à la fois le geste et la rigueur. On aurait presque envie de parler du geste et de la geste, tant il y a ici quelque chose de chevaleresque dans cette volonté de « réparer » des images et des corps. D’où peut-être l’armure explosée de Surrender.

Reste à savoir ce que les œuvres de Sarah Jérôme disent de notre époque. Que nous sommes avant tout des corps qui désirent, souvent de manière désordonnée et illogique. Que nous sommes scindés et assaillis. La série des Éclats, toute en crânes ouverts ou recouverts a été réalisée peu après les attentats parisiens de novembre 2015. Le grand diptyque intitulé Nobody montre ainsi une foule de corps enchevêtrés comme dans les Arbres ou sur le sol du Bataclan. Mais ce n’est pas seulement le risque de l’attentat et de la bêtise humaine qui nous guette, mais bien celui de notre propre passé, celui dont la psychanalyse aimerait nous délivrer : « De tous temps et de toutes parts ce corps est soumis à l'éclatement. Éclatement physique, social, sexuel, territorial, culturel, familial, religieux... », nous dit l’artiste. Il subsiste  de nombreuses embûches sur le chemin.


Communiqué de l'exposition "Tempus Fugit", Galerie Da-End

par Fanny Giniès, 2019

Une cohorte de pieds et de jambes en jupons foule un parquet jonché de fleurs rouges et roses. Les figures anonymes semblent prises dans une course enjouée, une fuite audacieuse. Ailleurs, l’on devine deux femmes portées dans les airs par des hommes en costume. La brillance du cuir noir de leurs chaussures tranche avec la chair pâle des jambes nues. De ces personnages sans visage qui peuplent la série ‘Fugue’, nous ne saurons rien. Ce n’est en effet pas leur identité qui intéresse Sarah Jérôme mais ce que l’image symbolise : le mouvement des corps, l’effort physique, une course contre le temps teintée de nostalgie. Le propos des œuvres, présent en creux, devient secondaire face au travail de recadrage opéré par l’artiste. En amenant l’œil à se concentrer sur un détail précis, Jérôme suspend le temps de l’action et déplace la signification de l’image-source de manière à mettre en question notre propre interprétation. Le hors champ devient ainsi le lieu de nouvelles perceptions distendues du sujet.

Les œuvres de la série ‘Solace’ nous narrent en parallèle l’histoire plus immédiate d’une femme aux paupières closes, et celle d’un homme se tenant debout derrière elle, les bras croisés sous sa poitrine. Il la soulève de manière à maintenir son corps flottant au dessus du sol, tel un pantin désincarné. L’image, puissante dans ce qu’elle transcrit des rapports dualistes entre hommes et femmes, prend sa source dans l’univers de la danse, discipline à laquelle Sarah Jérôme a consacré une décennie de sa vie, et qui reste inscrite de manière très prégnante dans son imaginaire et sa pratique artistique.

En cette année 2019 qui marquera le 10ème anniversaire de la disparition de la chorégraphe allemande Pina Bausch et le 350ème anniversaire de l’Opéra de Paris, Sarah Jérôme (née en 1979) rend hommage à l’occasion de sa nouvelle exposition personnelle au génie visuel de celle qui inventa au milieu des années 1970 le genre pionnier de la danse-théâtre. « Le regard que Pina Bausch porte sur les personnages est comme un scalpel qui taille à vif dans la chair et les âmes, » explique Sarah Jérôme. « De Kontakthof et Nelken, j’ai capturé des images pour ce que ces pièces racontent du désordre des esprits, des contradictions des êtres et de l’absurdité des relations humaines dans un monde qui tourne en rond mais ne tourne pas rond. » Il est finalement à nouveau question dans ce corpus d’œuvres de poreuses frontières entre le bien et le mal, et partout la tendresse de l’étreinte flirte bord à bord avec l’ombre d’une menace.


+ Press Release - "Tempus Fugit" solo exhibition - English version


Communiqué de l'exposition "Les éclats du crépuscule", Galerie Da-End

par Fanny Giniès, 2017

L’artiste française Sarah Jérôme revient à la Galerie Da-End pour une seconde exposition personnelle intitulée ‘Les éclats du crépuscule’ à l’occasion de laquelle seront dévoilés ses derniers travaux sur calque ou papier, ainsi que plusieurs sculptures.

Des fragments de corps épars, masculins et féminins, peuplent ce nouveau corpus d’œuvres et traduisent une volonté plastique persistante chez l’artiste d’ancrer l’expérience humaine dans la chair. Réaffirmant l’existence d’un continuum entre corps et esprit, Sarah Jérôme imagine l’homme en prise d’un mouvement incessant d’oscillation entre ombre et lumière, souffrance et guérison.

Les nombreux médiums dont elle use, choisis pour leur sensorialité mais aussi leur sémantique, approfondissent visuellement cette réflexion : attraction/répulsion de l’huile et du calque, chimiquement incompatibles, qui fusionnent pourtant en un ballet singulier de couleurs, coulures et liants sédimentés. Ailleurs, douceur haptique de la cire – matériau culturellement lié à l’idée de réparation, qui vient partiellement recouvrir les pièces de céramique, pansant ainsi les plaies métaphoriques des corps meurtris tant par les épreuves que la société-même.

Dans la série des ‘Jardins’, des ‘Fossiles’ et nombre d’autres des travaux sur papier de l’artiste, les règnes fusionnent en un étrange jeu de mutations entre le végétal, l’humain et l’animal. Sarah Jérôme explore via ce prisme de la métamorphose l’idée d’un monde apathique à la recherche de son équilibre. « J'échafaude des scènes à la frontière du mythe et du rêve constituées de créatures hybrides. Les chairs se pénètrent, les organes s'entremêlent. (…) Ce point de basculement du corps en mutation, cet « état entre » est devenu le territoire de mes recherches, » explique t-elle. Figé dans une phase transitoire à la manière du corail dont la particularité est d’être une matière à la fois morte et vivante, l’homme en vue de sa propre conservation peut faire le choix de la réconciliation entre nature et culture, entre conduites inconscientes et actes de mansuétudes purs.

Il existe dans toutes ces œuvres une ambiguïté irréductible qui sensibilise le spectateur à une vision non manichéenne du monde, tapissée au contraire de zones grises d’une troublante attraction. Au point du jour ou bien à la tombée de la nuit, alors que l’âme hésite entre le doute et l’espoir, Sarah Jérôme nous enjoint à priser les éclats de lumière tapis dans chaque coin d’ombre. Une esthétique de la dissonance qui se traduit en images intenses et vulnérables à la fois, à la beauté crépusculaire.

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Communiqué de l'exposition "Sous la chair des roches", Galerie Da-End

par Julie Crenn, 2015

Entre l’âge de sept ans et vingt ans, Sarah Jérôme exerce la danse quotidiennement. Au fil des étirements, des enchaînements et des efforts, elle parvient à sculpter et à modeler son corps. La danse classique appelle à un dressage du corps, une discipline que l’artiste a peu à peu refusée et abandonnée. En 2008, elle décide de se plonger dans le dessin, la peinture et la sculpture. Le corps constitue la colonne vertébrale de sa réflexion plastique. Des ramifications s’opèrent vers d’autres territoires comme le temps, la mémoire, le paysage et la matière. Ses œuvres génèrent des impressions contradictoires. Si la danse représente une source de jouissance et de beauté, elle renferme aussi la douleur, la privation et la soumission. La grâce y est synonyme de torture.

Un rapport dichotomique que Sarah Jérôme distille dans son œuvre en opérant à des frottements entre la séduction et la répulsion, l’étonnement et l’effroi, le rêve et le cauchemar, la délicatesse et la brutalité. Elle explore un espace entre-deux, deux états, deux sentiments, deux moments. Mue, réalisée en 2013 figure un couple dont les corps sont enchevêtrés. Formés de longs fils de lins tressés, ils semblent surgir de la matière, comme l’apparition d’une vision, d’un souvenir aussi bienveillant qu’angoissant. Les tresses épaisses les emprisonnent, ils sont comme pétrifiés, figés dans le temps. L’artiste fait ici référence à nos ancêtres dont les histoires nourrissent non seulement les nôtres, mais aussi une mémoire collective. Entre présence et absence, ils nous habitent et traversent le temps. Leur apparence fascinante et monstrueuse souligne la complexité de l’histoire humaine. L’artiste fouille la dimension monstrueuse du corps avec une série de peintures intitulée Les Montagnes. Sur des feuilles de calque, la peinture à l’huile est asséchée par l’essence. Les matières opposées sont travaillées par le dessin. L’artiste prélève et creuse la peinture pour faire surgir des visages féminins de montagnes massives et monumentales.

Telles des chrysalides rocheuses renfermant des corps de femmes, les montagnes sont autant un abri à l’intérieur duquel il est possible de se cacher, qu’une prison. Les corps sont ici envisagés comme des constructions formées de couches et de strates. Pris dans la matière et dans l’ambivalence, ils sont en devenir ou bien murés dans la douleur et l’impossibilité. Il en est de même pour les visages sculptés dans la terre. Le Champs de Pensées est composé de têtes endormies disposées au sol, elles sont survolées par un groupe de corbeaux dont les intentions sont aussi menaçantes que protectrices. En hybridant le corps, la nature et la mémoire, Sarah Jérôme revisite un registre symboliste convoquant la magie, la religion, les mythologies et la poésie. Son œuvre engendre une vision plurielle de notre histoire, des relations humaines et de nos relations à la nature. Entre épanouissement et aliénation, l’artiste sonde la matière humaine pour en extraire les trésors monstrueux.                                                               

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